Jean-François Bladé

 

Né à Lectoure, en 1827, ce fils de notaire étudia le droit en vue d’être avocat, mais la muse l’attirait plus que le barreau. Ses études achevées, il alla vivre quelques années à Paris, parmi la bohème du Quartier Latin, fréquentant Murger et Courbet. C’était alors le Paris des Mimis et des grisettes, celui d’Enjolras et de Fantine. Celui de Fourier aussi, dont les thèses marquèrent durablement l’esprit du jeune Gascon. Il fut également l’un des familiers de Baudelaire. Jusqu’au jour où l’enfant prodigue fut sommé par sa famille de rentrer au bercail.
La fréquentation de cette faune intellectuelle et artistique, urbaine, plus ou moins anarchisante, détermina sans doute sa prise de conscience de l’avènement d’un monde nouveau, en même temps que de la fin inéluctable, à plus ou moins court terme, du vert paradis des campagnes gasconnes dont s’était bercée son enfance.
Son tempérament d’artiste l’empêchant d’être un avocat efficace, il choisit d’entrer dans la magistrature. Mais, il était trop marqué par le débraillé de la bohème parisienne pour se distinguer en portant l’hermine. Professionnellement, il végéta donc : à Auch d’abord, puis à Agen. Son mariage avec une bourgeoise agenaise, Élisabeth Lacroix, ne fut pas plus heureux. La jeune femme se souciait de la littérature et des contes de Gascogne autant que d’une guigne. Peu après ses noces, Jean-François l’amena à Paris et la présenta à l’illustre visionnaire des Fleurs du mal. Les deux amis retrouvés se mirent à parler poésie. Étrangère à cet univers, Élisabeth se révéla bien incapable de placer un mot. Perfide, Baudelaire lança :
« Cher ami, vous avez une femme charmante : elle ne dit rien ! »
Plus tard, les rapports du couple s’aigrirent. Un jour, agacée par le désordre qui régnait dans le bureau de son époux, désordre qui gagnait peu à peu la maison tout entière, Élisabeth entreprit de procéder à du ménage, et jeta au feu quantité de feuillets griffonnés. C’étaient des notes contenant des récits laborieusement glanés, conquis de haute patience et de savante diplomatie auprès des derniers survivants de l’ancien monde rural. Des humbles, pas toujours faciles à convaincre de s’abandonner à la confidence. De retour au logis, et face à l’étendue du désastre, Bladé ouvrit une armoire à linge, se saisit de toutes les nappes, les broderies qu’il put dénicher et en fit un holocauste.
 
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Heureusement, tous les documents n’avaient pas été brûlés, et il en fallait davantage pour décourager Jean-François Bladé. Si sa vie sentimentale fut un échec, si sa carrière professionnelle resta médiocre, il trouva son épanouissement dans la quête des trésors oraux de sa Gascogne natale. Inlassablement, parcourant à pied l’Armagnac, les Landes, le Béarn, le Bas-Comminges et dans l’Agenais, il recueillit auprès des laboureurs, des bergers, des vieilles servantes, ces récits anciens voués à disparaître. Des récits propres à la Gascogne, mais aussi des mythes universels, comme celui du fils prodigue, de Peau d’Âne, des exploits de géants, revus et corrigés par la faconde et l’imagination des paysans de Lomagne, des collines du Gers, des rivages de la Baïse ou de la Garonne.
Cependant il ne suffit pas de collecter ces chants de la terre : encore faut-il posséder l’art d’en restituer la lettre et l’esprit. Que seraient les Fables de La Fontaine, issues elles-mêmes d’un fonds populaire aussi vieux que la nuit des temps, sans l’art de conter ? À l’instar de l’auteur du Loup et l’Agneau, de Daudet, de Paul Arène, Bladé a reçu du Ciel ce génie particulier, capable de rendre avec les mots les plus justes, la facétie autant que l’émotion, la tendresse, ou la tonalité épique qui sied si bien à la geste gasconne. Lisez Le Cœur mangé, aussi beau qu’une enluminure médiévale. Mounet-Sully arrachait des larmes à son public en le déclamant.
Le célèbre comédien Mounet-Sully, parfaitement ! Car si Bladé n’atteignit pas les sommets de la gloire, il fut néanmoins reconnu. Le fait d’avoir été lu publiquement par l’illustre acteur de la Comédie-Française en témoigne. Il fut aussi l’ami d’Anatole France, qui a laissé sur lui des pages vibrantes dans La Vie littéraire. Mistral et Charles Maurras lui vouaient la plus vive admiration et ne tarissaient pas d’éloges à son sujet.
Mais Jean-François Bladé était d’un esprit trop fier, trop indépendant, trop… gascon enfin, pour assumer les concessions parfois nécessaires à la réussite. Épris d’histoire, il se mit à dos certains historiens insoutenablement légers en dénonçant leurs erreurs. Membre de l’Académie des sciences, lettres et arts d’Agen, il railla ces académiciens amateurs de bonne chère plus que de rigueur scientifique. À l’aimable assemblée, il donna le surnom d’« académie des fines herbes » ! Il en était le président : on le pria de se démettre.
Sa petite-nièce, l’écrivain Jean Balde, pseudonyme de Jeanne Alleman (1885-1938), lui a consacré une biographie* où elle le compare à d’Artagnan. Ce n’était pas mal vu pour cet homme de grande taille et au noble visage. D’Artagnan le bretteur, mais encore celui qui réussit le pari incroyable de ramener les joyaux égarés. Don Quichotte, en éternelle quête jamais assouvie. Cyrano, également, quoique un trop long appendice n’ait jamais déparé le profil de notre collecteur de légendes.
 
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Ironie du sort, c’est à Paris que mourut, le 30 juin 1900, ce chantre de la Gascogne. Ses cendres ne furent jamais ramenées en terre agenaise, où il avait pourtant passé la majeure part de sa vie ; ni sous les cyprès du cimetière de Lectoure, parmi le paysage qui avait imprégné son enfance.
Jusqu’au bout, et comme Cyrano, il combattit le mensonge, les lâchetés, la sottise. Ses voyages dans la lune, c’était la voix des humbles auxquels il savait prêter l’oreille.
Pareil à Cyrano, il resta pauvre. Passée la soixantaine, s’étant rendu à Bordeaux pour y rencontrer son ami l’historien Camille Jullian, on lui avait vu des habits usés jusqu’à la trame.
Cyrano en mourant avait emporté son panache. Jean-François Bladé, lui, nous a laissé le sien : ce trésor de contes populaires inlassablement amassés. Mesurons-en le prix : les pages que nous lui devons sont l’âme d’un peuple et les émouvants vestiges d’une civilisation rurale maintenant disparue, ainsi qu’il le pressentait. Écoutez, les Gascons, c’est toute la Gascogne !
 
Alain Paraillous
 
* Un d’Artagnan de plume, Jean-François Bladé, Jean Balde, Librairie Plon, 1930.
La Bordelaise Jean Balde, dont François Mauriac tenait l’œuvre en haute estime, a fait l’objet d’une étude sensible par Michel Suffran dans son livre intitulé Sur une génération perdue. L’universitaire Jacques Monférier lui a consacré une excellente plaquette biographique (Jean Balde, Mollat, 1997).